Ahmedou Ould Abdallah: «BEAUCOUP DE DIRIGEANTS SONT CONNECTES AU TRAFIC DE DROGUE EN AFRIQUE DE L'OUEST»

Publié le par lanouvellemarche

Ancien représentant spécial du secrétaire général de l'ONU en Afrique de l'Ouest, en Somalie et au Burundi, Ahmedou Ould Abdallah dirige aujourd'hui le Centre 4 S (Centre des stratégies pour la sécurité Sahel Sahara) basé à Nouakchott. Pour ce bon connaisseur de l'Afrique de l'Ouest et de ses arcanes, la lutte contre le terrorisme a tendance à occulter l'importance du trafic de drogue. Et même s'il reste flou sur les pays et les noms, l'ancien diplomate dénonce les liens entre certains chefs d'Etat en place et les réseaux de la drogue. Entretien.

 

Afrique Drogue: Vous êtes de ceux qui estiment que la lutte contre le terrorisme, bien que prioritaire, tend à faire oublier la poursuite du trafic de drogue, notamment de cocaïne, en Afrique de l'Ouest. Qu'est-ce qui vous fait dire cela?


Ahmedou Ould Abdallah: Je pense que le terrorisme ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt c’est quoi ? C’est la corruption endémique de certaines institutions de sécurité et de services publics, mais aussi et surtout la drogue qui n’a pas disparu. Et je me demande pourquoi cette drogue qui vient d’Amérique latine et d’ailleurs, et dont on parlait tellement, a disparu du jour au lendemain de la Une des journaux, des radios et des câbles des diplomates. Je pense que le focus sur le terrorisme risque de faire oublier la gravité du trafic de drogue, dont les relais n’aiment évidement pas être exposés à la lumière. Ils sont présents dans certaines capitales, parfois avec des titres officiels, avec leurs connections. Et tout le monde le sait ! Ce qui est étonnant, c’est que certains services occidentaux sont au courant mais semblent focaliser sur le terrorisme…


A.D: Pourtant, encore récemment, on a beaucoup parlé des liens entre terrorisme et drogue, notamment dans une réunion du G20, à Paris...


A.O.A: La drogue est sortie du message des services occidentaux lorsqu’ils s’adressent à nos pays du Sahel-Sahara. Or, mon expérience en Somalie et ailleurs me laisse penser qu’il y a un lien vital. Que ce soit le haschich, la cocaïne…Il y a aussi la piraterie dans le golfe de Guinée. Tout cela pousse à une criminalisation poussée des économies de la région. Ce qui va rendre le travail des dirigeants non corrompus ou des forces de sécurité qui veulent rester propre extrêmement difficile.


A.D: Est-ce que ce n’est pas déjà le cas? Il y a beaucoup d’exemples dans la région de liens entre le trafic et certains responsables politiques ou sécuritaires...


A.O.A: Cela existe, c’est avéré. Mais étant donné la faiblesse des Etats de la région, plus cette connivence se développe et s’enracine, plus le travail va être impossible. Il sera extrêmement difficile de revenir à une situation normale. Quand on voit ce qui se déroule au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique latine, vous pouvez imaginer ce qui peut se passer dans nos régions.


A.D: Est-ce que selon vous les trafiquants ont pénétré le sommet de l’Etat en Mauritanie, au Sénégal ou dans d’autres pays de la région ?


A.O.A: Nous nous sommes tous concentrés sur la Guinée-Bissau qui est un petit pays en disant qu'il s'agit d'un narco-Etat. Je pense que cette affirmation, même si elle était fondée, permet d’ignorer ce qui se passe ailleurs. En particulier dans les autres pays d’Afrique de l’ouest où les connections à travers des tas de réseaux privés, familiaux ou autres sont nombreuses. Et ces trafiquants ont un message que leurs correspondants reçoivent très bien : « la drogue n’est pas vendue et consommée dans nos pays. Qu’est-ce que ça vous coûte de la faire transiter par la région. De toute façon elle est destinée à d’autres… ». Ce qu’ils ne disent pas, c’est que l’argent de la drogue fausse tout. Il fausse la justice, il fausse la police et donc la sécurité. Pire, il fausse toute possibilité de démocratie. Ceux qui sont financés par les narcotrafiquants peuvent difficilement être battus dans une élection.


A.D: A votre sens, des dirigeants de la région sont complices ou, au minimum, laissent faire ?


A.O.A: Je pense que beaucoup de dirigeants, à travers des relations de famille ou à travers leurs propres relais sont connectés au trafic de drogue de la région. Cela permet l’accès à des fonds privés importants. Car il n’est pas possible que la justice, par exemple, puisse libérer des trafiquants avérés, s’il n’y avait pas de feu vert en haut lieu. Il n’est pas facile de comprendre que des gens puissent jouir de statuts diplomatiques et de déplacements faciles s’ils n’ont pas de protections au sommet. C’est difficile de le prouver matériellement. Mais les facilités dont bénéficient certains relais notoires des cartels d’Amérique latine laissent penser que le système dans nos pays est assez gangréné. Quand on voit les difficultés que les Etats-Unis ont à travailler avec les pays d’Amérique latine, on imagine, dans quelques années - si ce n’est pas déjà le cas -, la difficulté que les occidentaux auront à travailler avec les pays d’Afrique de l’Ouest.


A.D: Est-ce que les trafiquants de drogue ou leurs relais locaux peuvent peser dans les élections en Afrique de l’Ouest ?


A.O.A: Je pense que les trafiquants ont déjà pesé sur des élections, surtout s’ils sont avec les hommes en place. Ils ont assez de moyens. Ils n’ont pas besoin de comptabilité transparente. Ils peuvent jouer de l’intimidation. Et il n’y a pas de doute dans l’esprit de beaucoup d’observateurs que les trafiquants ont des relais à un niveau très élevé. Et ils vont peser dans certaines élections dans les prochains mois.

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Publié dans le monde comme il va

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